Il est un livre-bijou, un livre merveille, un livre-bonheur qui s'intitule " Vendredi ou les limbes du Pacifique ". Michel Tournier y raconte l'histoire de Robinson, l'Anglais, que le sort et la tempête réunis jettent sur une île déserte.
Tout le monde connaît. Seul au milieu des arbres, des rochers et des rivières, il organise son nouveau territoire selon un ordre précis.
Tel endroit sera un jardin, tel autre un champ, ici un chemin, là une palissade. Il va même jusqu'à ranger le temps qui passe en piles bien nettes: dimanche, jour de repos et de dévotions, 19 heures, fin du travail, etc.
Et son île se met à tourner comme une horloge, chaque chose à sa place, une place pour chaque chose. Il est satisfait.
Un jour, il recueille un Indien Araucan que ses frères voulaient tuer, et le baptise Vendredi. Celui-ci devient son esclave docile, travaille sous les ordres du maître.
Seulement voilà, c'est un sauvage, et par sa faute, l'île si bien ordonnée se déglingue, retourne à un joyeux chaos, Bien malgré lui, Robinson apprend le rire, la poésie et la tendresse. Quand il accepte que son organisation ne soit plus parfaite, que puisse s'y glisser parfois une surprise, alors seulement il devient un homme, en accord avec les choses comme avec lui-même.
La transformation de son domaine traduit son évolution secrète. Nos maisons sont des îles, où nous découvrons en y pénétrant la manière dont leurs habitants conçoivent leur univers.
Dans le site sacré de Delphes, les Grecs de l'Antiquité adoraient Apollon, le dieu qui mesurait les choses, qui régnait sur les lois et les sciences. Un Robinson éternel en quelque sorte. Dès la fin de l'été, on oubliait Apollon, et le site se consacrait à Dionysos, le flanqueur de pagaille, qui permettait aux obscures forces vitales de prendre possession des humains. Un Vendredi du ciel.
Tous et toutes, nous nous conduisons selon ces deux principes, l'ordre et le désordre. Un appartement trop bien réglé trahit une intelligence froide. Où la vie peut-elle trouver place quand tout est figé?
Un appartement en chaos, c'est la brutalité, ou la démission de l'individu confronté à la réalité. Comment construire, sans lois? Il faut un peu des deux. De la rigueur et de la fantaisie.
Alors, quand on pousse une porte, quand on découvre le lieu où un inconnu se réfugie, se détend, on éprouve un sentiment de sympathie ou d'antipathie, comme si une maison était une personne. Elle en est la transcription; à travers elle, on découvre si la tête et le cœur vont comme il faut.
Donc, pour plaire, nous avons notre beau regard, nos 32 dents de nacre et puis nos fauteuils, nos coussins, nos étagères... et nos placards!